mardi 10 novembre 2009

Tintin, Georges Dor et moi



Plutôt par hasard, j'ai mis la main sur Colocs en stock, cet album de Tintin (originalement Coke en stock) "traduit" en québécois oralisant, qui a fait l'objet d'un savoureux billet de Délèque il y a quelques semaines. Je m'attendais à un truc affligeant, rédigé dans une langue fictive, grossière représentation des Québécois imaginée par un alloglosse des vieux pays, tant était dure la critique d'ici à l'égard de cet exercice.

J'ai pas aimé:

Il est vrai que le titre est ridicule.

Qu'un reporter de la mi-siècle-dernier s'exprimant en langue populaire (C'te zouve-là!) anéantit la crédibilité de l'histoire (ce que le titre avait déjà fait, de toutes façons).

Que la mise en graphie de certains phénomènes oraux (pas toujours exclusivement québécois d'ailleurs... les tournures françaises autochtones d'Amérique sont plus rares qu'on ne le croit) est aléatoire, limite incohérente (ex.: *quossez que (p. 1) mais quossé (p. 3)).

Ajoutons que tout au long du "texte", on confond "parler québécois" et "parler français familier" (C'est pas, et autres élisions courantes à l'oral).

J'ai aimé:

Pourtant, déformation académique de linguiste sans doute, j'ai apprécié la justesse et la richesse des expressions choisies par Yves Laberge (J'vous en passe un papier, Ne pas l'emporter en paradis, Patiner dins coins, Être sur la trotte, Arranger le portrait...).

La couverture des québécismes est astucieuse, généreuse, à un degré qui, je l'admets, fait sentir la "liste de mots à ploguer" par moment (connaissez-vous l'expression Ou c'est qu'on peut vous toucher? Moi non plus).

Mais on sent que la recherche a été menée avec sérieux, que l'auteur a réfléchi sur sa langue. Certaines observations sont subtiles, comme le relâchement des contraintes sémantiques sur l'objet de 'dire', dans Dire son adresse.

L'ensemble du lexique choisi contient peu d'anglicismes (Laberge nous fait une fleur, sur ce coup-là!) et de nombreux mots bien français aux consonnances poitevines.

Tintin et moi

Attention, je ne dis pas que j'ai dévoré cette bédé d'un couvert à l'autre, ni que sa lecture m'a provoqué des palpitations. Tintin, en wallon, en québécois comme en nain de jardin, c'est ennuyant à crever. Conçu pour faire voyager le garçonnet des années cinquante dans univers colonial réconfortant, l'eunuque belge a mal vieilli.

Et justement, soyons honnêtes, on ne lit pas Colocs en stock pour lire Coke en stock dans un dialecte plus intelligible, de même que l'album n'a pas été publié pour rendre accessible la haute culture belge à une horde d'allophones excentrés.

Cet album est un produit commercial, un sous-produit de la série des Tintin, qui fait le bonheur des collectionneurs, et éventuellement celui de quiconque est animé d'une certaine curiosité à l'égard d'usages français exotiques et méconnus.

Tintin pi toé

Seulement comme chaque fois qu'il est question des parlures d'ici, les critiques d'ici se montrent émotifs, et voilà pourquoi je reviens sur le sujet:

"Je trouve vraiment déplorable cette publication de Tintin en pseudo-québecois, qui fait encore une fois paraître le français d'ici comme étant une variété inférieure du français parlé[...]".

Pierre Calvé, "Colocs en stock: erreur boréale", Le Droit


Une variété inférieure

Encore!
Toujours la même histoire.

Français. Populaire. Joual. Ouvrier. Moué. Québec. Toué. Balbutiements. Barbares. Sous-hommes. Cracher par terre. Parler breton. Inférieurs.

Selon quels critères?

Bienvenue dans le champ sémantique inépuisable du mépris.

Quelle que soit la nature et la qualité du patois en question, la précision de son lexique, quel que soit l'intérêt de ses filiations linguistiques, le jugement porté sur ladite variété de langue est le reflet du jugement porté sur la communauté qui l'emploie, et pas autre chose.

Ce jugement d'infériorité porté par le pourtant linguiste auteur de cette critique signe un mol intérêt pour l'histoire de la langue et la richesse des lexiques français ainsi que son grand mépris pour les classes... "inférieures"; pour les parleurs ruraux, familiers, non-diplômés, ouvriers, qui osent colporter des archaïsmes taillés pour la rime riche tels que Amanchure, Champelure, Babine et Margoulette; tels que Bardasser, Crinquer et Embarquer; tels que Vlimeux, Jasant et Malcommode.

Cette erreur de raisonnement, qui entraîne tant de grandes gueules à confondre l'objet de leur "évaluation linguistique" avec l'objet humain de leur profond mépris, donnons-lui le nom du mépris fait homme: le georgedorisme.

Sans savoir toujours l'exprimer de façon nuancée, les Québécois sont vexés qu'on présente systématiquement leurs usages comme formant une variété exclusivement orale, se jouant dans les registres familier à vulgaire. Les critiques de Colocs en stock et de toute oeuvre écrite en langue orale du Québec sentent bien que les variétés de français québécois illustrées dans l'ouvrage ne sont pas celles des classes instruites de la population québécoise, et ce reflet collant de notre passé d'illetrisme et de soumission fait mal.

N'allez pas raisonner qu'à l'écrit et en registre formel, les différences entre français québécois et français-de-France sont trop minces pour illustrer quoi que ce soit de ludique, que nos Partagiciel et Écrivaine n'emplissent pas le bonnet du plus modeste phylactère. N'exposez pas à leur égo identitaire sensible que l'éloignement géographique et le changement de registre sont sources d'inépuisables amusements langagiers (pensez aux 150 petits chefs-d'oeuvre de San-Antonio), et que cela est universel.

Québécois, Québécoises, laissons donc nos homoglottes de là-bas se réjouir de notre différence, ou de celle de votre voisin, si vous préférez, et réjouissons-nous de même.

Avec un peu de confiance en soi, on en arrive à regarder tout ça un peu plus froidement; la langue vit, et heureusement, se diversifie encore, du moins à l'oral, et heureusement, pas encore trop à l'écrit.

Quoique.


3 commentaires:

  1. Moi non plus je ne suis pas une grande lectrice de Tintin. Je trouve ça mortellement ennuyeux. Pour mon père, admirateur du personnage et de ses aventures, je me force une fois par deux ans à essayer de lire 3 ou 4 pages d'une des bédés de la collection.

    Ta critique m'a aidé à aborder cette édition sous un regard plus nuancé.
    Je me suis inspirée des réflexions basées sur ton regard de linguiste, domaine qui offre des voies de réflexion fascinantes, pour aborder cette lecture autrement que je ne le fais habituellement avec une bédé.

    Il s'est avéré que cette lecture de Tintin a été bien plus intéressante en occupant mes méninges à observer le fondement et la pertinence de choix des mots et des expressions, qu'à effectuer bêtement la tâche "noble" ( sentiment personnel de devoir à mon père l'acquisition d'un certain bagage de connaissances des péripéties du journaliste "couèté" ) de lire l'histoire d'un bout à l'autre.

    Bon... Je ne dis pas que je l'ai lu en entier ! Je dis que les pages que j'ai lues, hé bien je les ai lues avec plaisir, grâce à ce regard riche que permet l'analyse linguistique !

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  2. Tu me fais bien rire Mireille. Continue, je t'en prie. C'est très pertinent et instructif.

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  3. J'ai lu 3/4 de page de cette BD dans une librairie et j'ai ri à gorge déployée... Je pense que le public cible c'est surtout ceux qui ont rigolé en écoutant Slapshot ou Cheech & Chong doublé en québécois.

    Pis Tintin, ça restera surtout un truc de p'tits gars je crois, que ça soit dans les années 50 ou au XXI siècle.

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