
La réponse vous appartient.
Pierre Foglia écrit ceci dans la Presse du 10 décembre 2009 :
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Trouve le bon mot : Caroline a eu (du fun, du plaisir)...
Tu as (checker, vérifier) le mot dans le dictionnaire.
Le directeur a (annulée, cancellée) la soirée de danse.
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Je me scandalise avec vous, parents et journalistes, du fait que certains professeurs n'ont pas la rigueur d'appliquer une norme (celle de l'accord des participes passés) à laquelle ils astreignent (et on se demande bien comment) leurs élèves.
Rendre les participes passés invariables en français?
Toutefois, il existe une tendance, chez les professionnels de la langue qui ont le privilège de faire partie de mon entourage dont vous devinez certainement qu'il est trié sur le volet, à pousser l'audace réformatrice jusqu'à envisager une réforme de l'orthographe... grammaticale.
Vous avez bien lu, on parle de prélever du lard dans l'accord des participes passés, on parle de rendre ces participes... invariables, dans le cas des accords muets (donc dépourvus de manifestation orale; cela couvre la presque totalité des verbes français, à l'exception d'une partie de ceux du 3e groupe).
Oui, comme en anglais.
Mordre, mordu, mordus, mordue, mordues réduits à mordre et mordu.
Ils se sont battu puis ils se sont aimé.
De cette façon, au moins, pense-t-on dans les meilleures familles, les grands émotions soulevées depuis 20 ans par les toutes petites rectifications recommandées par l'Académie française trouveraient peut-être finalement à se justifier. Et puis sans accord du participe passé pronominal, dont on révise encore les règles quand on a trente ans et plusieurs diplômes de lettres et de linguistique, on gagnerait un temps fou pour enseigner le français à nos enfants, en ne conservant que l'accord en genre audible à l'oral: assise, recluse, close, ouverte...
Pour enseigner le français, enfin :
- l'articulation et verbalisation de la pensée
- l'enrichissement du vocabulaire, la culture de l'expression juste
- la pratique du style
- l'analyse littéraire...
... et pourquoi pas, soyons fous, initiation à la philologie et à l'herméneutique dès la petite école.
Niveler par le haut, libérer leur mémoire et leur temps, éliminer un peu de cette superficialité chronophage pour les inviter à plonger dans la grande culture et les savoirs qui élèvent. Se dégager du temps dans nos programmes scolaires pour réconcilier les jeunes cerveaux avec une histoire civilisatrice des lettres.
J'ouïs un cri d'horreur.
De la langue à l'écriture
Tentons maintenant un exercice de pensée. Imaginons que l'Europe, motivée par le souci de faciliter les communications numériques, entreprenne, comme elle le fit pour les échanges commerciaux en unifiant la monnaie, de sélectionner un alphabet unique qui, désormais, serait employé pour écrire toutes les langues européennes. Ainsi les décideurs auraient à choisir au moins parmi les alphabets latin, hellénique et cyrillique. Reconnaissant d'emblée la richesse inestimable de l'héritage grec, l'Académie européenne de normalisation linguistique ferait consensus sur l'alphabet hellénique.
Les esthètes trouveraient leur compte avec le plus joli des trois alphabets; ses rondeurs appétissantes évoquant la glorieuse et regrettée caroline, si belle, qui déclenche encore les papillons au ventre et les étoiles dans les mirettes du francophile un peu perché.
Comme on convertit aujourd'hui les films VHS au format numérique, il faudrait transférer les classiques des littératures allemande, française, russe, portugaise, danoise, basque, éventuellement balte (héhé) en édition européenne, les retranscrire en ce "nouvel alphabet" unifié. Après une ou deux générations de cohabitation des deux systèmes, les enfants à venir apprendraient exclusivement le nouveau.
Et Stendhal se lirait ainsi :
Υηρ λα φί δϋ ρέπα, ιλ αριυα α ματιιλδ, κι παρλη α γΰλιί, δέ λ'απέλε μώ μητρ.
ιλ ρωγι γύσκω βλά δη ίλϖ.
(Vers la fin du repas, il arriva à Mathilde, qui parlait à Julien, de l'appeler mon maître. Il rougit jusqu'au blanc des yeux.)
(La phonologie du grec attique comptait, grosso modo, 7 voyelles et 17 consonnes phonologiques et graphiques. Le français compte 20 consonnes et 16 voyelles phonologiques. J'ai donc usé de rustines diacritiques afin de rendre certains sons du français inexistants dans l'alphabet hellénique, comme on le fait avec l'alphabet latin, tout aussi insuffisant pour rendre la richesse phonologique exceptionnelle du français.)
L'orthographe du français est morte, vive l'orthographe.
L'accord des participes passés, aux oubliettes, dans l'écriture du français en alphabet hellénique.
Dès lors, que reste-t-il de notre langue tant aimée? Que reste-t-il des formules sublimes de nos plus grands auteurs? Que reste-t-il du génie de la langue, une fois enterrée la notion même d'orthographe?
Tout.
Les mots, les phrases, les sons, le style, l'esprit, les idées, le contenu, la forme, tout, de la langue française, tout est conservé, malgré l'élimination d'une orthographe ancienne et imparfaite, remplacée par une graphie phonologique (on aurait pu aussi , dans notre nouvelle convention écrite, reconduire les anomalies de l'orthographe traditionnelle que nos yeux ont coutume d'associer à l'alphabet latin, mais remarquez que οιγνον ou encore ηλλες σέ ςοντ εμβραςςεές aurait choqué la rétine).
Exit les choux et les hiboux, exit les querelles autour du 'i' d'ognon, exit l'accord des participes passés, pronominaux ou pas.
Et la langue est sauve.
Pourtant... malgré le lien ténu qu'entretient le code graphique avec l'essence même de la langue, je prétends, moi, qu'il serait dommage de radicaliser la réforme en éliminant l'accord des participes passés, car l'exercice de l'accord est un prétexte à l'analyse grammaticale, que je chéris, car elle fournit aux tâtillons et aux enfileurs de chas l'occasion de poser des questions logiques et d'y répondre.
Que ceux qui ne sont pas contents m'accordent immédiatement, et sans ouvrir leur Besherelle, « elles se sont entendu* dire » et « elles se sont succédé* ».
Plutôt par hasard, j'ai mis la main sur Colocs en stock, cet album de Tintin (originalement Coke en stock) "traduit" en québécois oralisant, qui a fait l'objet d'un savoureux billet de Délèque il y a quelques semaines. Je m'attendais à un truc affligeant, rédigé dans une langue fictive, grossière représentation des Québécois imaginée par un alloglosse des vieux pays, tant était dure la critique d'ici à l'égard de cet exercice.
J'ai pas aimé:
Il est vrai que le titre est ridicule.
Qu'un reporter de la mi-siècle-dernier s'exprimant en langue populaire (C'te zouve-là!) anéantit la crédibilité de l'histoire (ce que le titre avait déjà fait, de toutes façons).
Que la mise en graphie de certains phénomènes oraux (pas toujours exclusivement québécois d'ailleurs... les tournures françaises autochtones d'Amérique sont plus rares qu'on ne le croit) est aléatoire, limite incohérente (ex.: *quossez que (p. 1) mais quossé (p. 3)).
Ajoutons que tout au long du "texte", on confond "parler québécois" et "parler français familier" (C'est pas, et autres élisions courantes à l'oral).
J'ai aimé:
Pourtant, déformation académique de linguiste sans doute, j'ai apprécié la justesse et la richesse des expressions choisies par Yves Laberge (J'vous en passe un papier, Ne pas l'emporter en paradis, Patiner dins coins, Être sur la trotte, Arranger le portrait...).
La couverture des québécismes est astucieuse, généreuse, à un degré qui, je l'admets, fait sentir la "liste de mots à ploguer" par moment (connaissez-vous l'expression Ou c'est qu'on peut vous toucher? Moi non plus).
Mais on sent que la recherche a été menée avec sérieux, que l'auteur a réfléchi sur sa langue. Certaines observations sont subtiles, comme le relâchement des contraintes sémantiques sur l'objet de 'dire', dans Dire son adresse.
L'ensemble du lexique choisi contient peu d'anglicismes (Laberge nous fait une fleur, sur ce coup-là!) et de nombreux mots bien français aux consonnances poitevines.
Tintin et moi
Attention, je ne dis pas que j'ai dévoré cette bédé d'un couvert à l'autre, ni que sa lecture m'a provoqué des palpitations. Tintin, en wallon, en québécois comme en nain de jardin, c'est ennuyant à crever. Conçu pour faire voyager le garçonnet des années cinquante dans univers colonial réconfortant, l'eunuque belge a mal vieilli.
Et justement, soyons honnêtes, on ne lit pas Colocs en stock pour lire Coke en stock dans un dialecte plus intelligible, de même que l'album n'a pas été publié pour rendre accessible la haute culture belge à une horde d'allophones excentrés.
Cet album est un produit commercial, un sous-produit de la série des Tintin, qui fait le bonheur des collectionneurs, et éventuellement celui de quiconque est animé d'une certaine curiosité à l'égard d'usages français exotiques et méconnus.
Tintin pi toé
Seulement comme chaque fois qu'il est question des parlures d'ici, les critiques d'ici se montrent émotifs, et voilà pourquoi je reviens sur le sujet:
"Je trouve vraiment déplorable cette publication de Tintin en pseudo-québecois, qui fait encore une fois paraître le français d'ici comme étant une variété inférieure du français parlé[...]".
Pierre Calvé, "Colocs en stock: erreur boréale", Le Droit
Une variété inférieure
Encore!
Toujours la même histoire.
Français. Populaire. Joual. Ouvrier. Moué. Québec. Toué. Balbutiements. Barbares. Sous-hommes. Cracher par terre. Parler breton. Inférieurs.
Selon quels critères?
Bienvenue dans le champ sémantique inépuisable du mépris.
Quelle que soit la nature et la qualité du patois en question, la précision de son lexique, quel que soit l'intérêt de ses filiations linguistiques, le jugement porté sur ladite variété de langue est le reflet du jugement porté sur la communauté qui l'emploie, et pas autre chose.
Ce jugement d'infériorité porté par le pourtant linguiste auteur de cette critique signe un mol intérêt pour l'histoire de la langue et la richesse des lexiques français ainsi que son grand mépris pour les classes... "inférieures"; pour les parleurs ruraux, familiers, non-diplômés, ouvriers, qui osent colporter des archaïsmes taillés pour la rime riche tels que Amanchure, Champelure, Babine et Margoulette; tels que Bardasser, Crinquer et Embarquer; tels que Vlimeux, Jasant et Malcommode.
Cette erreur de raisonnement, qui entraîne tant de grandes gueules à confondre l'objet de leur "évaluation linguistique" avec l'objet humain de leur profond mépris, donnons-lui le nom du mépris fait homme: le georgedorisme.
Sans savoir toujours l'exprimer de façon nuancée, les Québécois sont vexés qu'on présente systématiquement leurs usages comme formant une variété exclusivement orale, se jouant dans les registres familier à vulgaire. Les critiques de Colocs en stock et de toute oeuvre écrite en langue orale du Québec sentent bien que les variétés de français québécois illustrées dans l'ouvrage ne sont pas celles des classes instruites de la population québécoise, et ce reflet collant de notre passé d'illetrisme et de soumission fait mal.
N'allez pas raisonner qu'à l'écrit et en registre formel, les différences entre français québécois et français-de-France sont trop minces pour illustrer quoi que ce soit de ludique, que nos Partagiciel et Écrivaine n'emplissent pas le bonnet du plus modeste phylactère. N'exposez pas à leur égo identitaire sensible que l'éloignement géographique et le changement de registre sont sources d'inépuisables amusements langagiers (pensez aux 150 petits chefs-d'oeuvre de San-Antonio), et que cela est universel.
Québécois, Québécoises, laissons donc nos homoglottes de là-bas se réjouir de notre différence, ou de celle de votre voisin, si vous préférez, et réjouissons-nous de même.
Avec un peu de confiance en soi, on en arrive à regarder tout ça un peu plus froidement; la langue vit, et heureusement, se diversifie encore, du moins à l'oral, et heureusement, pas encore trop à l'écrit.
Quoique.